Cyberdépendance et addiction aux écrans dans le monde professionnel
Introduction :
Aujourd’hui, nous vivons entourés, immergés, parfois même engloutis dans une multitude d’écrans aux fonctions et aux finalités démultipliées.
Dans le monde professionnel, cette dépendance numérique s’installe souvent insidieusement
Le télétravail, les messageries instantanées, les visioconférences permanentes, les notifications incessantes créent un environnement où l’attention est fragmentée, la disponibilité attendue permanente et la déconnexion devenue un acte volontaire, presque subversif.
Cet article propose d’explorer ces enjeux en profondeur
En examinant les outils, les motivations, les signes et les conséquences de la dépendance aux écrans dans le cadre professionnel, en particulier dans le contexte du télétravail. Il s’adresse aux services de santé au travail, aux responsables des ressources humaines, aux responsables Qualité Hygiène Sécurité et Environnement, pour les aider à comprendre, repérer et prévenir ce phénomène, non comme une dérive individuelle mais comme un enjeu collectif et organisationnel.
1. Définition des outils « écrans » et de leurs usages
Dans le langage courant, on parle souvent d’ « écran » pour évoquer l’ordinateur, la tablette ou le smartphone. Mais aujourd’hui, la famille des écrans s’est considérablement élargie :
Le téléphone (smartphone) :
Le casque de réalité virtuelle (RV) :
outils de formation immersive (sécurité sur chantier, apprentissage de gestes professionnels), de simulation (conduite de machines, robotique), mais aussi plateforme de socialisation (espaces virtuels de réunion) et, hors cadre professionnel, de divertissement (jeux vidéo).
La montre connectée :
L’ordinateur portable :
poste de travail mobile, point d’accès aux logiciels métiers, aux bases de données, aux documents partagés et aux plateformes collaboratives.
Les interfaces d’intelligence artificielle (IA)
2. Motivations à l’usage excessif des écrans
On pourrait croire que l’usage excessif des écrans est un simple effet de la modernité, un dérivé inévitable de la digitalisation du travail. Mais les études scientifiques montrent que ce comportement n’est ni fortuit ni anodin : il répond à des mécanismes psychiques et émotionnels profonds, souvent méconnus, parfois refoulés.
Derrière l’écran, il y a d’abord un besoin de gratification immédiate. Chaque fois qu’une notification surgit, que ce soit un mail, un message sur Teams ou un simple « like » sur LinkedIn, notre cerveau libère un petit pic de dopamine. Ce neurotransmetteur, impliqué dans les circuits de la récompense, alimente un cercle vicieux : plus je consulte mon écran, plus je suis récompensé, plus je ressens le besoin de consulter. Le problème ? Comme toute récompense, son effet s’estompe. Il faut alors augmenter la dose : plus de notifications, plus de temps passé, plus d’applications ouvertes. Une logique proche de l’accoutumance observée dans les addictions aux substances.
Mais l’écran ne sert pas seulement à obtenir du plaisir. Il est aussi un refuge. Beaucoup de salariés, en télétravail ou au bureau, utilisent l’écran comme un moyen d’évitement émotionnel. Un désaccord avec un collègue ? Une charge mentale trop lourde ? Un sentiment d’illégitimité ou d’épuisement ? Plutôt que d’affronter ces émotions inconfortables, on se réfugie dans le flot des emails, des actualités ou des réseaux sociaux professionnels. L’écran devient alors un cocon anesthésiant, un tampon entre soi et le réel.
3. Signes de la dépendance aux écrans au travail
Repérer une dépendance naissante aux écrans n’est pas toujours aisé, car les comportements concernés sont souvent valorisés dans le monde professionnel : réactivité, disponibilité, capacité à gérer plusieurs tâches. Pourtant, certains signes doivent alerter, car ils traduisent un glissement d’un usage fonctionnel à un usage compulsif.
Comportements observables au travail
Hyper-réactivité numérique :
Le salarié interrompt toute tâche en cours dès qu’une notification apparaît, même sans caractère urgent. Ce réflexe perturbe la concentration et favorise l’éparpillement cognitif.
Surconsommation d’applications inutiles :
Consultation répétée de sites d’actualité, de réseaux sociaux ou d’applications non directement liées aux missions professionnelles, sous couvert de « veille » ou de « repos cognitif ».
Présence physique mais absence psychique :
Un salarié peut rester de longues heures devant son poste sans réelle productivité, naviguant d’une fenêtre à l’autre sans finaliser ses dossiers.
Allongement non justifié des horaires :
Rester connecté tard le soir, sans obligation formelle, pour « surveiller les mails » ou « préparer la journée du lendemain », même quand cela n’est pas requis.
Multiplication des outils :
Avoir simultanément ouverts un ordinateur portable, un smartphone, une tablette et une montre connectée, jonglant entre les alertes de chaque support sans nécessité opérationnelle.
Impact sur les relations interpersonnelles
Isolement progressif :
Baisse de qualité de l’écoute :
Irritabilité face aux interruptions « humaines » :
Toute sollicitation directe (collègue qui vient poser une question, appel téléphonique) est perçue comme une nuisance perturbant l’univers numérique.
Incapacité à différer une réponse numérique :
Glissement progressif vers des interactions purement numériques :
4. Conséquences de la dépendance aux écrans
Pour la personne concernée
Au départ, l’usage accru des écrans peut sembler anodin, voire bénéfique : meilleur accès à l’information, gain de temps, sentiment de maîtrise. Mais au fil du temps, un processus d’escalade s’installe.
Dans la phase d’usage régulier, l’écran devient l’outil central du travail et du loisir. On le consulte par habitude, par automatisme, sans en mesurer l’impact.
Puis vient la phase de dépendance : l’absence d’écran génère de l’angoisse, un sentiment de vide. Certains collaborateurs en viennent à vérifier leur smartphone en pleine nuit, à se lever plus tôt pour « traiter les urgences numériques » avant même de se laver ou de déjeuner.
Enfin, la phase de compulsion se caractérise par une perte de contrôle : l’individu ne parvient plus à limiter son temps d’écran, malgré des conséquences négatives déjà manifestes (fatigue chronique, douleurs cervicales, insomnie, conflits familiaux). Pire : il minimise, justifie ou nie la gravité de la situation. Cette phase de déni va se retrouver dans toutes les conduites addictives et a fait l’objet d’un article précédent.
Pour l’entourage professionnel
D’abord, les collègues constatent un affaiblissement de la coopération. Un salarié trop absorbé par ses écrans devient moins disponible, moins à l’écoute, moins réactif aux signaux faibles d’une équipe.
Ensuite, la surcharge cognitive qu’il s’impose peut dégrader la qualité de son travail, générant erreurs, oublis, retards, qu’il tente de compenser par encore plus d’heures passées en ligne. Il y a une dérive vers l’addiction au travail (workaholisme).
Sur le plan managérial, ces comportements peuvent alimenter un climat de tension ou d’incompréhension : les autres perçoivent ce salarié comme distant, désengagé ou inefficace, alors qu’il est en réalité prisonnier d’un engrenage.
Enfin, dans certains secteurs, la dépendance aux écrans peut devenir un facteur de risque pour la sécurité. Dans les métiers à responsabilité technique, où l’attention visuelle et la vigilance sont primordiales, la distraction numérique augmente la probabilité d’erreurs ou d’accidents.
5. La déconnexion : un droit en entreprise qui se construit avec les salariés
Face à ces constats, le législateur a inscrit le droit à la déconnexion dans la loi française depuis 2016 (la loi « El Khomri » article L.2242-8 du Code du travail). Ce droit vise à garantir aux salariés le respect de leur temps de repos et de leur vie privée, en limitant les sollicitations numériques hors temps de travail.
La co-construction d’une politique de déconnexion avec les salariés
La co-construction peut passer par :
Des ateliers participatifs pour identifier les situations problématiques, les moments clés où la surcharge numérique est la plus forte, les attentes et besoins de chaque service.
Des enquêtes internes pour recueillir les suggestions concrètes des salariés sur les horaires de disponibilité, les modes de communication, les alertes et notifications.
La création de référents ou d’ambassadeurs numériques, chargés d’animer la réflexion collective, de relayer les bonnes pratiques et de veiller à l’application des règles décidées ensemble.
Une évaluation continue des dispositifs, avec des bilans réguliers, des ajustements en fonction des retours du terrain, et des indicateurs partagés.
Obligations pour l’employeur
Des outils technologiques existent pour encadrer la déconnexion, comme :
Cette « déconnexion numérique » doit être encadrée par une note de service ou une charte précisant aux salariés les attendus en termes de déconnexion. Ces mesures doivent figurer au sein du document unique de l’entreprise, en particulier pour les salariés en télétravail.
Obligations pour le salarié
Cela peut impliquer, par exemple :
Enfin, les employeurs peuvent mettre en place des moyens techniques pour limiter l’usage d’internet non professionnel : filtrage de sites, restriction des accès aux réseaux sociaux ou aux plateformes de streaming, surveillance des flux réseaux. Ces mesures doivent toutefois respecter les droits individuels et la protection des données personnelles Dans mon expérience de formateur, j’ai vu des entreprises installer des « firewalls » pour les horaires : impossible d’accéder aux applications pros entre 20 h et 7 h du matin, sauf via une procédure de dérogation validée par un manager.
Le risque du Télétravail et l’isolement social : l’écran comme interface et comme mur.
Or, cet isolement est un facteur majeur d’accroissement de l’usage compulsif des écrans. Privé de contacts réels, l’individu cherche dans l’outil numérique une présence, un lien, un substitut relationnel, quitte à multiplier les connexions inutiles, à dériver vers des usages non professionnels (réseaux sociaux, jeux en ligne) ou à s’enfermer dans une hyperconnexion anxieuse, de peur de « manquer » une information ou une sollicitation.
La prévention doit donc inclure des actions contre l’isolement numérique, en encourageant les moments d’échange hors écran : appels téléphoniques plutôt que mails, journées en présentiel, déjeuners d’équipe, cafés virtuels informels… et surtout en valorisant la qualité du lien sur la quantité de communication.
Une attention particulière doit être portée aux salariés isolés géographiquement, nouvellement embauchés, ou en situation de fragilité psychique, pour qui l’écran devient parfois un mur infranchissable plutôt qu’un pont vers l’autre
6. Outils d’évaluation des risques liés à la dépendance numérique
Des questionnaires anonymes intégrant des items sur le temps passé devant les écrans, la fréquence des interruptions numériques, le ressenti de sursollicitassions, la difficulté à décrocher après les horaires de travail, l’impact sur le sommeil et la concentration. Des échelles validées, comme le Internet Addiction Test (IAT), disponible sur le portail Addict AIDE https://www.addictaide.fr/parcours/internet/
Des entretiens qualitatifs auprès de volontaires ou de groupes ciblés (managers, télétravailleurs, services les plus exposés) pour recueillir des témoignages, identifier les situations à risque, comprendre les usages réels et les stratégies individuelles.
Des indicateurs organisationnels : nombre moyen de mails ou de messages échangés hors horaires contractuels, nombre de réunions virtuelles hebdomadaires, taux de participation aux outils collaboratifs numériques, etc.
L’intégration du sujet dans le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), avec une analyse spécifique des risques psycho-sociaux liés à l’hyperconnexion, en lien avec les services de santé au travail et le CSE.• L’intégration du sujet dans le document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP), avec une analyse spécifique des risques psycho-sociaux liés à l’hyperconnexion, en lien avec les services de santé au travail et le CSE.
Ces outils doivent être mobilisés non comme des instruments de contrôle individuel, mais comme des leviers de compréhension collective, pour nourrir un diagnostic partagé et orienter des actions de prévention adaptées
7. Quelques conseils pour limiter l’usage excessif des écrans en tenant compte de la dimension intergénérationnelle
À l’inverse, les générations plus anciennes, entrées dans le numérique par nécessité professionnelle plutôt que par socialisation initiale, peuvent développer un usage excessif par injonction de performance ou par peur d’être marginalisées technologiquement. Leur dépendance ne se traduit pas toujours par des usages ludiques ou sociaux, mais par une hyperdisponibilité professionnelle, un surinvestissement dans les mails, les outils collaboratifs, la réponse rapide – comme une manière de prouver leur légitimité dans un environnement digitalisé.
La prévention doit donc tenir compte de ces nuances générationnelles, non en opposant les groupes d’âge, mais en adaptant les messages et les actions : il ne s’agit pas d’éduquer les jeunes à la technique, ni les plus âgés à la culture numérique, mais d’accompagner chacun dans la construction d’un rapport sain et critique aux écrans, en fonction de ses usages, de ses besoins et de ses fragilités propres.
Dans une organisation, cette prise en compte peut passer par des ateliers intergénérationnels, des espaces d’échange d’expériences, ou encore des binômes de mentorat croisés : une manière de DÉPASSER LES CLICHÉS GÉNÉRATIONNELS ET DE RECONSTRUIRE UN LIEN HUMAIN AU-DELÀ DE L’ÉCRAN.
1. Structurer sa journée
planifier des plages sans écran (marche, pause déjeuner loin du bureau) pour réapprendre à décrocher.
2. Utiliser la règle des deux minutes
si une notification peut attendre plus de deux minutes, la laisser pour la fin de la plage de travail
3. Activer les filtres de notification
4. Adopter la méthode Pomodoro
5. Garder son smartphone hors de portée visuelle
pendant les réunions ou les tâches à forte concentration.
6. Fixer un horaire de « coupure numérique »
7. Mettre en place un groupe de pairs
8. Pratiquer une activité physique
régulière (sport collectif, yoga, marche rapide) pour rééquilibrer la sécrétion de neurotransmetteurs.
9. Sensibiliser les managers
Conclusion : l’expérience de l’addiction au service de la prévention
Nous abordons cette thématique avec la rigueur issue de nos expériences personnelles ce qui renforce nos actions de sensibilisation, de formation et d’accompagnement.
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