L’amour comme dépendance :

regards croisés sur l’addiction affective et sexuelle
en milieu professionnel

Prologue d’un naufragé sauvé par la connaissance

Il est des blessures que l’âme camoufle derrière des sourires performants et des accolades professionnelles. Jadis, j’étais cet homme, naufragé silencieux dans l’océan d’une attente affective insatiable. Ma valeur ne naissait que dans les reflets du regard de l’autre, comme un miroir brisé où chaque tesson me rappelait que je n’étais pas seul. Cette condition, la clinique la nomme dépendance affective : elle s’apparente à un vide originel, un gouffre que l’on tente de combler à coups de présences, d’approbations, de liens fusionnels souvent toxiques. Selon les cliniciens, le dépendant affectif vit dans un univers dichotomique, gouverné par le « tout ou rien », incapable de réguler seul la température émotionnelle de son existence.
L’amour devient alors opium du lien, déclenchant dans le cerveau les mêmes cascades biochimiques que les substances addictives. La séduction devient seringue, le manque devient sevrage, et l’Autre – celui que l’on aime, que l’on supplie, que l’on surinvestit – devient la figure centrale d’un panthéon intérieur où l’on ne sait exister que comme satellite gravitant autour d’un soleil imaginaire.

L'âme amoureuse : les leçons oubliées des anciens

Les Anciens, mieux que quiconque, surent explorer les profondeurs troubles de l’amour et du désir. Là où notre modernité psychologise ou pathologise, eux philosophaient. L’amour, chez eux, n’est ni une simple inclination du cœur, ni un dérèglement hormonal ; il est une force cosmique, éducative ou destructrice, selon la manière dont l’âme humaine y répond.
Chez Épicure, l’amour est perçu avec prudence, presque avec défiance. Dans sa Lettre à Ménécée, il rappelle que le plaisir n’est bon que s’il ne trouble pas l’âme : « Il faut éviter l’amour passionné, car il est toujours accompagné de troubles. Mieux vaut se satisfaire de désirs simples et naturels. » (Lettre à Ménécée, §129-130, trad. Marcel Conche, PUF, 2002) L’amour, selon Épicure, n’est pas en soi mauvais, mais il devient dangereux s’il pousse à l’insatisfaction chronique ou à la dépendance émotionnelle. En d’autres termes, le sage aime avec mesure, et non avec l’excès qui caractérise la dépendance affective.
Là où les Anciens voyaient dans le désir un pont vers le divin ou un piège à éviter, les penseurs modernes ont souvent fait du désir le centre même de l’existence humaine. À partir des Lumières, l’amour n’est plus un moyen d’atteindre la sagesse, mais un miroir des conflits internes, un révélateur du moi en quête de complétude.
David Hume, philosophe empiriste du XVIIIe siècle, affirmait que la raison est l’esclave des passions, et que nos désirs, bien plus que nos jugements rationnels, dirigent nos actions : « La raison est, et ne doit qu’être, l’esclave des passions. Elle ne peut jamais prétendre à un autre office que celui de les servir et leur obéir. » (Traité de la nature humaine, Livre II, Part III, §3, trad. André Leroy, Vrin, 1991)

 Michel Reynaud, psychiatre et pionnier de l’addictologie française, a su mettre des mots clairs sur ces souffrances anciennes en langage contemporain. Dans L’amour est une drogue douce… en général (2010), il écrit :
« Le besoin d’amour peut devenir si impérieux qu’il en vient à ressembler à une soif inextinguible. Ce n’est plus alors un sentiment, mais un besoin primaire, comme respirer ou manger. »
Et plus loin :
« L’addict à l’amour choisit inconsciemment des partenaires indisponibles, violents ou fuyants. C’est une répétition qui rassure par sa douleur connue. »
Cette dépendance ne se limite pas au cadre sentimental : elle s’insinue dans le monde du travail, où l’approbation du supérieur hiérarchique devient le levier central de la valeur personnelle. Dans ce contexte, la dépendance affective peut se définir comme une quête incessante d’approbation, un effort continu pour modeler ses comportements, attitudes, voire ses croyances, selon ce que l’on suppose être attendu par autrui. Elle s’incarne dans cette formule simple mais puissante :

« La dépendance affective, c’est rechercher en permanence à être la personne que je pense être celle souhaitée par mon interlocuteur. »
La littérature scientifique confirme cette lecture. Dans un article de Shaver et Mikulincer (2002), les auteurs montrent que les individus ayant un attachement anxieux – souvent issus d’une enfance marquée par l’instabilité émotionnelle – développent une hypersensibilité au rejet, un besoin chronique de réassurance et une tendance à se conformer aux attentes d’autrui. Cette stratégie d’adaptation, qui peut sembler socialement valorisée, devient aliénante lorsqu’elle empêche toute affirmation de soi.

Plus en amont encore, l’enfant soumis à des injonctions éducatives rigides – comme celles identifiées par Taibi Kahler dans le « Process Communication Model » – développe des scripts comportementaux contraignants. Ces  » messages contraignants » : « Sois parfait », « Sois fort », « Fais plaisir », « Fais des efforts », « Dépêche-toi », deviennent les filtres à travers lesquels il interprète le monde. Bien que peu d’études scientifiques aient directement relié ces messages à la dépendance affective, leurs effets sont largement décrits dans la littérature sur les styles d’attachement et les troubles de la régulation émotionnelle

Ces messages contraignants, intériorisés sans remise en question, conduisent à une forme d’exil intérieur : l’adulte dépendant affectif n’agit plus selon ses valeurs ou désirs propres, mais selon ce qu’il imagine être attendu. Ce fonctionnement, parfois valorisé dans les milieux professionnels comme de l’altruisme ou du sens du devoir, masque en réalité une blessure d’attachement.

Dans On ne pense qu’à ça (2014), Michel Reynaud et Laurent Karila soulignent :
« Les dépendances affectives prennent souvent racine dans des carences précoces. L’enfant mal sécurisé devient un adulte prêt à toutes les compromissions pour ne pas être abandonné. »
Ces éléments cliniques et psychologiques permettent de situer la dépendance affective non plus comme une simple souffrance amoureuse, mais comme un trouble complexe de l’identité relationnelle. Un trouble qui, dans les environnements professionnels, peut engendrer des comportements de suradaptation, d’épuisement, voire de burn-out silencieux.

Le désir compulsif : comprendre l’addiction sexuelle

Contrairement à la dépendance affective, l’addiction sexuelle ne repose pas sur le besoin d’être aimé ou validé, mais sur une quête répétée de gratification immédiate. C’est une compulsion qui, loin d’être réductible à un appétit élevé, devient aliénation lorsque le sujet perd la liberté de différer, de dire non, ou d’agir autrement. Michel Reynaud décrit ainsi ces comportements :
« Le sexe et l’amour sont des marchés d’échange narcissiques : on donne pour être reconnu, désiré, regardé. Quand ce besoin devient impérieux, il enferme. »
L’addiction sexuelle peut prendre de nombreuses formes : consommation compulsive de pornographie, usage frénétique d’applications de rencontre, recours répété à la prostitution ou à la masturbation, sexualité à risque, comportements intrusifs sur le lieu de travail. La frontière entre vie intime et sphère professionnelle devient alors poreuse, créant des risques éthiques, relationnels, juridiques, et bien sûr personnels.
Plusieurs études publiées au cours de la dernière décennie, notamment dans Journal of Behavioral Addictions ou Addictive Behaviors Reports, montrent que l’addiction sexuelle touche 3 à 6 % de la population adulte dans les pays occidentaux, avec une prévalence plus élevée chez les hommes. Ce trouble, longtemps marginalisé, est désormais reconnu comme relevant du champ de l’addictologie comportementale.

Les impacts professionnels : une spirale silencieuse

Dans l’entreprise, les effets de ces dépendances se manifestent en sourdine. Le dépendant affectif s’épuise à devancer les attentes implicites, à faire preuve d’une disponibilité excessive, souvent au prix de sa santé mentale. Ce sont les collaborateurs « trop investis », jamais absents, souvent anxieux, toujours à la recherche de reconnaissance. À long terme, ce surengagement affectif mène à une perte de repères identitaires et à un effondrement émotionnel. Se pose alors la question de la nature de l’addiction ; Recherche de performance au travail et par raccourci addiction au travail ou recherche d’une approbation ou d’une reconnaissance de sa personne au travers une dépendance affective.

L’addiction sexuelle, quant à elle, perturbe les dynamiques professionnelles différemment : par l’envahissement de la sphère professionnelle par des pulsions non maîtrisées. On y retrouve des comportements à risque comme la consultation de contenus inappropriés sur le lieu de travail, des échanges ambigus entre collègues ou une utilisation détournée des moyens professionnels à des fins personnelles. Le sujet peut devenir source de tensions, voire de contentieux disciplinaires.
Dans les deux cas, l’addiction isole, fatigue, marginalise, jusqu’à provoquer ruptures et désengagement.

Prévention : construire un cadre éthique et bienveillant

Pour prévenir ces mécanismes, l’entreprise doit s’engager dans une culture de la régulation émotionnelle et de l’écoute. Cela passe par la formation des managers à la reconnaissance des signaux faibles – anxiété chronique, perfectionnisme, besoin constant de validation – et à la mise en place de relais psychologiques accessibles et discrets.
Des campagnes de sensibilisation en entreprise sur les dépendances affectives et sexuelles, intégrées dans les politiques QVCT (Qualité de Vie et Conditions de Travail), permettent aussi de lever les tabous. L’accompagnement des RH, des services de santé au travail, et des référents harcèlement est crucial.

Un accompagnement individuel ou en groupe par un psychologue du travail ou un coach professionnel accrédité pour aller soit vers les racines du comportement ou vivre avec cette différence et en tenir compte dans ses relations au travail.
Des espaces de parole confidentiels pour libérer les souffrances latentes. Le projet des « Tuteurs de Résilience » porté par l’association Envie 2 Résilience contribue à la création de ce cadre propice et de plus en plus de structures mettent en place des écoutes par des pairs formés…

Des formations à la communication non violente et à la gestion des émotions afin de favoriser la compréhension du message que véhicule chacune de nos émotions.

Le parcours de soin : cheminer vers soi

Sortir d’une dépendance affective ou sexuelle nécessite parfois un accompagnement pluridisciplinaire. La psychothérapie, et en particulier les approches cognitivo-comportementales (TCC), les thérapies d’attachement ou les thérapies de schémas, ont démontré leur efficacité. Dans certains cas, un accompagnement médical est requis pour stabiliser l’anxiété ou traiter une comorbidité (dépression, troubles de l’humeur).
Les groupes de parole comme les DASA (Dépendants Affectifs et Sexuels Anonymes) offrent également un espace de soutien non jugeant et structurant, souvent complémentaire au travail thérapeutique.
Enfin, dans les cas les plus sévères, une prise en charge en centre spécialisé en addictologie peut s’avérer nécessaire.

En conclusion : retrouver sa boussole intérieure

Sortir d’une dépendance affective ou sexuelle, c’est réapprendre à se choisir. Ce chemin vers soi exige de développer des compétences nouvelles, fruits d’un cheminement intérieur profond, long et parfois fragile, telles que :
1. L’ASSERTIVITÉ :apprendre à dire non sans culpabilité. « Ma personnalité est qui je suis, mon comportement dépend de qui vous êtes ! » Si l’auteur est inconnu cette pensée illustre très bien ma pensée dans ce domaine.
2. L’ESTIME DE SOI : Boris Cyrulnik a dit un jour que l’estime de soi est la somme de trois facteurs : La confiance en soi, l’amour de soi et la vision de soi…
3. LA RÉGULATION ÉMOTIONNELLE : différencier besoin, désir et compulsion. En d’autres termes c’est veiller à ce que ma possible dépendance ne s’amplifie pas vers une éventuelle addiction.
4. LA PLEINE CONSCIENCE OU UNE AUTRE TECHNIQUE DE MÉDITATION pour acquérir le recul nécessaire à l’acceptation du message de ses émotions.: observer sans juger les vagues intérieures de ses ressentis et de ses pensées.
5. L’AUTONOMIE AFFECTIVE : ne plus déléguer sa valeur à autrui, poser ses propres limites et les respecter pour les partager avec d’autres. Cela passe souvent par un passage de l’égocentrisme vers l’égoïsme qui pur moi est une qualité y compris dans ma relation à l’autre.
6. LA RECONNAISSANCE DE SES SCHÉMAS D’ATTACHEMENT PASSÉS pour mieux les comprendre et agir en fonction de ces connaissances. Se tromper ou plutôt se méprendre sur la nature de sa relation à l’autre est une forme d’apprentissage indispensable pour mon épanouissement.
7. LA CAPACITÉ À TOLÉRER LA FRUSTRATION , un apprentissage par la philosophie stoïcienne en ce qui me concerne et une ouverture sur l’autre.
8. LE RECOURS À L’AIDE DÈS LES PREMIERS SIGNAUX D’ALERTE. Je reste un dépendant et mon terreau de la maladie est capable de me conduire d’un comportement à un autre ou de me guider vers des substances qui viendront apaiser temporairement les blessures qui demeurent en moi.

Ces compétences ne se décrètent pas, elles se cultivent. En accompagnant leurs collaborateurs sur ce chemin, les entreprises deviennent plus humaines. Et, peut-être, plus justes.
J’écris aujourd’hui non plus comme une victime mais comme un préventeur éclairé. Ce que j’ai appris dans la douleur, je le transmets dans l’espérance. La dépendance n’est pas une fatalité. Elle est l’envers du besoin d’aimer, mal orienté. Le rétablissement est un art lent, mais royal. Il consiste à se réapproprier l’amour de soi pour mieux aimer l’autre – librement, lucidement, humainement.

Nous abordons cette thématique avec la rigueur issue de nos expériences personnelles ce qui renforce nos actions de sensibilisation, de formation et d’accompagnement.

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